Nouvelle : 

Le pronostic du docteur Bert

Il s'était assis là, au bord du torrent. Des tapis berbères, tables basses et poufs que l'aubergiste avait installés, conviaient à la quiétude ceux qui regardent son flot et se laissent envoûter par l'incessant bruit du ruissellement.

C'était une belle journée, trop belle sans doute, parce qu’elle était la énième d’un hiver qui ressemblait à un été jamais interrompu. Les mois s’étaient succédé sans variation sensible du climat, sans pluies, comme les années précédentes, faisant oublier les saisons, les années d’abondance, où les terres s’imprégnaient d’humidité, laissant l’eau s’infiltrer jusque dans les lacs souterrains des profondeurs.

Il avait attendu, de longues heures, le visage baigné de soleil, fixant du regard le ruisseau au débit faiblissant, tandis qu’un ballet de serveurs empressés venaient, à intervalles réguliers, renouveler la théière et s’enquérir de ses souhaits. Il était bien connu dans le village, où le docteur Bert, comme on l’appelait ici, venait régulièrement mener ses observations depuis près d’une décennie. C’était un hydrologue réputé, professeur d’université à Nüremberg, qui consacrait ses recherches universitaires à l'érosion hydrique dans le bassin versant de cet oued de la partie occidentale du Haut Atlas.

Les autorités locales avaient le plus grand respect pour lui et veillaient à faciliter la conduite de sa mission, dont, sans en connaître l’exact contenu, ils pressentaient l’importance.

Ce jour-là, le docteur Bert, de son nom complet Bertold Egersmann, parut à ses hôtes empressés curieusement absent, silencieux, encore moins disert qu’à l’accoutumée.

Voilà quatre jours maintenant qu’il était là, logé dans la confortable maison d’hôtes où il avait ses habitudes, une bâtisse de pierres en forme de nid d’aigle qui dominait la vallée. Tôt le matin, il se faisait emmener au bord de l’Oued où il passait ses journées en observations, prélèvements, prises de température de l’eau, mesures de niveau.

Entre 16 et 17h00, alors que le soleil commençait à décliner derrière les sommets, l’intuition du chercheur trouva une triste confirmation dont les villageois qui se tenaient non loin de lui furent les témoins atterrés. Le lit de pierres qui constituait le fonds du cours d’eau au droit de l’auberge, qu’enjambait un pont de bois précaire, commença imperceptiblement à émerger, ce qui ne s’était jamais vu. Le débit avait bien semblé diminuer les jours précédents, à voir de petites plages sableuses se constituer sur ses bords jusque-là toujours immergés, mais personne n’eût imaginé que le torrent, qui, de temps immémoriaux, avait toujours recouvert de ses eaux vives et bondissantes les blocs de roche polies qui en encombraient le cours, puisse ainsi s’affaiblir, à vue d’œil, en l’espace de quelques heures.  

Bert Egersmann ne quitta qu’à la nuit tombée son lieu d’observation. Il se fit conduire chez le Caïd, dans le bourg situé en contrebas, à quelques vingt kilomètres, prévenu par la gendarmerie de son arrivée. De l’entretien, plusieurs années plus tard, rien n’a toujours filtré, mais le scientifique y livra sans doute son sombre pronostic.

Le caïd se rendit au demeurant dès le lendemain dans le village, réunit les membres du conseil de commune, auxquels il annonça la décision d’interrompre sur le champ tout prélèvement d’eau dans la rivière, toute dérivation hydraulique vers des bassins aval pourtant créés depuis des siècles et qui servaient d’inépuisables réservoirs pour l’irrigation.

Il ne cacha pas son inquiétude devant le risque d’un tarissement du torrent, unique ressource en eau alimentant le village, hormis quelques petites sources d’altitude dont les filets s’écoulaient pour certains jusqu’aux premières maisons. Car chacun savait ici que l’adduction au réseau d’eau potable de la ville la plus proche, du fait du relief, était une perspective inenvisageable.

Deux semaines plus tard, c’était en mars, l’oued fut à sec. Il n’avait toujours pas plu sur la vallée. Des camions citernes affrétés par le ministère de l’intérieur vinrent, chaque semaine, alimenter des réservoirs d’eau destinés à la consommation humaine des habitants. Il en fut ainsi durant plusieurs années, tandis que le village se vidait progressivement de sa population, contrainte à l’expatriation vers les grandes villes côtières du Royaume où coulait l’eau, dessalée par de grandes usines, aux robinets des maisons. La vie intense qu’il avait connue, grâce aux touristes nombreux à venir y chercher la fraîcheur du cours d’eau et s’y baigner en famille se tarit comme lui.

Copyright Michel Vialatte - Janvier 2024 - Tous droits réservés

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