C’était au 3 et au 5 rue Auguste Rateau, dans le quartier du Chay. Les maisons étaient jumelles ; d’une architecture typique de l’après-guerre, celle de la Reconstruction. Royan, la fameuse « poche de Royan », avait été en effet l’objet de bombardements dévastateurs en janvier 1945 et de nombreux quartiers de la ville, dont celui du Chay, ravagés, faisant des centaines de victimes.

En une journée qui sera suivie de semaines d’impitoyables combats, la petite ville balnéaire chic d’avant-guerre était devenue une ville-martyr et, parmi les destructions, celle de la villa Angel, belle villa du début du XXème siècle construite par une famille charentaise, cognaçaise plus précisément,  la famille Marvaud, dont était issue Henriette, l’épouse de notre arrière grand-père, le général Louis Valantin, lui-même père de Louise Vialatte.

Le souvenir d’Angel Marvaud

La villa Angel avait été ainsi baptisée car elle fut le lieu de résidence estivale d’Angel Marvaud (1879-1954), frère d’Henriette, journaliste réputé au journal « Le Temps », sorte d’ancêtre du journal « Le Monde », que rallièrent au demeurant, lors de sa création à la Libération, en 1944, la plupart des anciens journalistes du Temps, dont Angel Marvaud. Ce licencié ès-lettres et docteur en droit, hispanophone et lusophone, était à son époque, au début du XXème siècle, considéré comme l’un des meilleurs spécialistes de l’Espagne. Chargé de conférence à l’école des sciences politiques, il publia durant sa vie, outre ses articles quasi-quotidiens dans « Le Temps » puis « Le Monde », une quinzaine d’ouvrages dont  « La question sociale en Espagne » (1910 ; édition Félix Alcan), « L’Espagne au XXème siècle » (1913 ; éditions Armand Colin), « Le Portugal et ses colonies » (1912 ; éditions Alcan) mais aussi « Le sionisme » (1911 ; éditions Bloud, avec une préface d’Anatole Leroy-Beaulieu, historien reconnu, membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, qui fut président de l’école libre des sciences politiques, la célèbre école de la rue Saint-Guillaume devenue Sciences-Po Paris).

L’âme d’Angel Marvaud a toujours rôdé au 3-5 rue Auguste Rateau. Louise, Henri et Christiane Vialatte en perpétuaient le souvenir auprès des leurs, quand, l’été, nous passions nos vacances à Royan. Le général Louis Valantin, notre arrière grand-père, homme habitué aux guerres et à leurs meurtrissures et son épouse Henriette, sœur d’Angel, peu après la guerre, avaient entrepris la reconstruction de la villa, avec le concours de Lucien Van Belle, polytechnicien, époux d’une sœur de Louise, Jeanne, et permirent ainsi de perpétuer jusqu’à la fin des années 80 la présence de notre famille dans la cité balnéaire. Sans doute Angel fut-il à l’origine de la partie, puisqu’il ne mourut qu’en 1954.

Le palmier déraciné…

Lorsque j’étais petit garçon, je regardais avec fascination, dans le jardin, le seul vestige hérité d’Angel Marvaud, un palmier Trachycarpus ou palmier de Chine qu’il avait planté avant-guerre et qui était le seul rescapé des bombardements. Déraciné sous la violence des bombes, il avait été projeté dans une autre partie du jardin où il s’était miraculeusement réenraciné. Il avait pris du volume, dans les années 70-80 et je prenais soin de lui, m’exerçant, déjà, au hobby du jardinage.

Louise Vialatte, notre grand-mère et arrière-grand-mère, à Royan, restant dans le souvenir de l’oncle Angel, passait ses soirées à lire « Le Monde », assise dans un fauteuil en osier du salon ou allongée sur une méridienne située face au jardin. Pas de télévision au 3 rue Rateau… ! Elle commentait ses lectures auprès de nous. C’était l’époque où la Chine populaire était dirigée par Zhu Enlai (prononcer « Tchou èn Laï »), bras droit de Mao Zedong. Elle prononçait « Chou en Lait », ce qui nous faisait bien rire et commentait devant nous ses rencontres - relatées par le grand quotidien du soir - avec Henry Kissinger, alors chef de la diplomatie américaine, Richard Nixon, président des Etats-Unis auquel on doit la fin de la guerre du Vietnam. Elle vit aussi, grâce au Monde, remonter sur le trône d’Espagne un Bourbon ; c’était en 1975, alors que Franco se mourait, sa succession assurée. L’oncle Angel, le spécialiste reconnu de la vie politique espagnole, était mort depuis plus de vingt ans… J’allais l’été, sur une vieille bicyclette rongée par l’air océanique et toute piquée de rouille, acheter son journal en ville, et c’est incontestablement à elle que je dois ma découverte de la presse écrite, mon goût pour les questions internationales, dont elle-même avait hérité de son oncle Angel. Je lisais après elle Le Monde puis, quand arrivèrent les dernières années et que je fus pour elle, en alternance avec Bernard Mathé, un fidèle compagnon estival à Royan, où elle vint quasiment jusqu’au bout, affaiblie mais heureuse d’être là, je lui lisais quelques extraits de cette bible journalistique et commentais devant elle l’actualité, tandis que nous dinions tous les deux.

Les sœurs jumelles

La maison de la rue Rateau était faite de deux sœurs jumelles : le 3 et le 5. Au 3 séjournaient les Vialatte, au 5, qui disposait d’un sous-sol aménagé en appartement et offrait donc un plus grand nombre de chambres, les Mathé.

Chacune avait son jardin, dont l’un abritait un vieux tilleul : le roman « l’été finit sous les tilleuls », écrit par Kléber Haedens, ne se déroule-t-il pas dans une bourgade charentaise ?

On allait de l’une à l’autre de ces maisons, dans la gaieté enfantine des matins de juillet, déjà chauds ; on partait ensemble pour les jardins du Palais des Congrès, à deux pas de là, avec de petits bateaux miniatures en bois, qu’on faisait voguer au gré du vent sur les bassins qui s’y trouvaient, guettant le moindre souffle d’air pour leur permettre la grande traversée, d’un bord à l’autre. L’époque n’était pas encore, en ces années 60, aux télécommandes…

On déjeunait dans une vaste salle à manger, que des portes-fenêtres ouvraient sur le jardin, meublée dans un style années 50, du Lévitan peut-être, fait d’une longue table et d’un buffet en bois clair qui se mariaient bien avec l’allure de la maison, très années 50 elle aussi et qui est désormais un canon de cette architecture d’après-guerre. Tout était vintage, donnant à cette maison jumelée ce cachet de maison de vacances qui reste gravé dans nos mémoires, des décennies après l’avoir définitivement quittée. J’entends encore le bruit que faisait la lourde porte d’entrée en chêne massif quand nous la claquions en rentrant, soulevant la protestation de notre grand-mère. Nous avions consigne de laisser les sandales pleines du sable ramené de la plage du Chay, notre quartier général, devant celle-ci, pénétrant pieds nus eux-mêmes ensablés sur le carrelage du vestibule.

Poissonnière et Pineau

Le dimanche, à l’heure du déjeuner, Madame Molinier, la fidèle cuisinière de notre grand-mère, préparait le traditionnel colin dans une poissonnière en cuivre, antédiluvienne, cabossée, et les effluves étaient exquis. Ils mettaient en appétit les garnements encore saoulés de leur bain de vagues, pressés d’être à table et au dessert, où se dégustait un traditionnel fraisier acheté avenue Gambetta. Avant de passer à table, un verre de Pineau des Charentes, blanc ou rosé, était servi aux adultes, à Charles Vialatte, en tenue de ville, cravaté, en espadrilles de marque, toujours assis dans l’un de ces fauteuils d’osier confortables du salon, égaré dans son monde intérieur ; à Henri Vialatte et Walter Mathé, à peine rentrés, un brin agacés, du marché couvert où ils se faisaient alternativement les assistants de course de la « Générale Vialatte », notre chère Louise, qui goûtait plus que quiconque ses pérégrinations dans les allées, d’un étal à l’autre, saluée avec respect par les tenanciers. Ils portaient les cabats, emplis de poireaux, de pommes de terre, de ces légumes poussés dans le sable, qui les rendaient fondants, puis lui ouvraient la portière de voiture, où elle s’engouffrait avec une mine exténuée, feignant l’effort inouï qu’elle venait d’accomplir.

Cela se faisait généralement après la messe, entendue à l’église Notre-Dame, immense vaisseau de béton armé construit par Perret dans l’immédiat après-guerre, où officiait le chanoine Rault, géant emblématique, dont la voix de stentor s’élevait sous la voûte, pour entonner des chants en latin que nous reprenions en chœur.

Draps de bain de nos mères

Devant le 5, à l’entrée du garage, était garée la Chevrolet Bel air Sedan noire de Walter Mathé, véhicule mythique, tels que ceux qu’on voit encore rouler aujourd’hui dans les rues de La Havane ; devant le 3 la Peugeot 304 d’Henri Vialatte. On s’y précipitait après la sieste pour aller à la plage de Pontaillac ou à La Grande Côte, profiter des bains de mer dont on sortait transis, immédiatement enveloppés dans les grands draps de bain de Christiane et Denise.

Puis on partait dans la forêt de pins, chasser le fourmilion avec Walter, observer ces petits entonnoirs que l’animal réalisait et dont il faisait des  pièges à fourmis. D’une main experte, Walter les extrayait de là, ces petites bêtes sombres aux deux petites pinces devant la tête, qu’il capturait et que nous mettions dans des bocaux.

Les soirées royannaises étaient douces et propices aux jeux dans le jardin, celui du 3 ou celui du 5, avant que l’un d’entre nous n’enclenche le jet d’arrosage, dont, durant le dîner, nous entendions le bruit saccadé du tourniquet. Une sensation de fraîcheur naissait de cette aspersion du gazon, qui exhalait soudain des odeurs d’herbe mouillée. Les derniers rayons du soleil faisaient scintiller les gouttes projetées vers le sol ; nos cuillers foraient le melon charentais, juteux et sucré jusqu’à l’écorce. Les enfants baillaient déjà, les yeux pleins d’étoiles, pensant à leurs lendemains  de bains de mer, insouciants et heureux…

Retour à l'accueil