Vous êtes là, dans un hamac à vous laisser bercer au rythme de ce léger balancement qu'un vent doux favorise. Les feuillages qui vous surplombent fourmillent d'oiseaux, l'air est délicieusement chaud et devrait donner à vos soirées, à l'heure où le soleil disparaît derrière les collines, une agréable sensation de bien-être et d'apaisement.
Et pourtant, ce farniente, que l'on espérait goûter quelques jours, est vite contrarié. Être ainsi agréablement livré à soi-même, à la rêverie, à la contemplation de paysages sublimes qui semblent s'offrir à vous comme un don divin, à ces petits bonheurs que sait si bien décrire Philippe Delerm : une gorgée de thé brûlant, aspirée bruyamment en plein midi, quand le soleil brûle et qu'elle vous désaltère pourtant; une paire de vieilles Ray Ban retrouvées dans un tiroir et que vous n'avez pas mises depuis si longtemps : tout cela devient vite à vos yeux une succession d'instants futiles lorsque, dans le désoeuvrement qui est le vôtre, apparaissent à votre esprit les hantises et les obsessions que chacun d'entre nous porte en lui. C'est là qu'elles surgissent, parce que l'esprit, soudain dégagé des contraintes professionnelles, en une insolente alchimie, fait émerger à la surface de la mémoire ce que vous refouliez inconsciemment quelques jours auparavant encore, submergé par le stress et le rythme intense d'une vie de travail.
Des images apparaissent : on se revoit à 30 ans, sur une photo d'affiche électorale, et hier dans un jardin, quelques décennies plus tard. On mesure, à les regarder, une nouvelle fois, la vitesse à laquelle s'écoule le sablier.
On se remémore l'incroyable temps perdu à consacrer à d'autres ce qui eût pu être consacré à se construire soi-même, à donner sans compter de son énergie, de ses idées à des personnages qui en tirèrent profit pour eux-mêmes, sans gratitude, construisirent leur image quand vous, vous restiez en arrière-plan : le type là, sur la photo, un peu flouté mais dont la silhouette se devine et est reconnaissable. 
On pense aux projets imaginés si souvent, porteurs d'espérance, que l'on n'a pas su ou pu mener à bien et qui eussent pourtant, peut-être, changé le cours de votre existence; aux échecs aussi, que l'on dut surmonter et dont l'amertume reste encore sur les lèvres.
On pense aux trahisons et aux traîtres, avec ce mépris mêlé d'une envie furieuse d'un découdre, qui ne vous quittera jamais.
On pense aux moments heureux, avec nostalgie, et le regret de ne pas les avoir vécus plus intensément.
Tout cela défile, le film d'une vie qui continue et qui fascine. On se projette donc, pour chercher à s'extraire de ce chaos des images en pensant à Malraux : "Pour l'essentiel, l'homme est ce qu'il cache : un misérable petit tas de secrets."
Le hamac continue à vous bercer nonchalamment, sous les palmes, objet indifférent à vos petits états d'âme.
Il est l'heure de s'en extraire et d'aller marcher sur ces chemins d'où se fixe l'horizon. Là se forgent les résolutions.

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