Il s'agit d'une nouvelle, écrite en 2016 : "Retour sous les tilleuls".
En voici un extrait, le chapitre 1, dans son intégralité : 

"Chapitre 1 : Ces chers lieux de mémoire 

Il était dans l'obscurité. Aux ombres formées sur les murs par la lueur d'une lune perçant à travers la persienne, on devinait une pièce emplie de tableaux. 
Il la traversa, venant d'un vaste salon aux plafonds hauts pour rejoindre un vestibule étroit, puis le hall d'entrée et l'escalier à double révolution qui conduisait à l'étage. 
Il sortit sur le perron, presque soulagé de s'en aller du manoir. Car la vie l'avait quittée depuis des années déjà et la demeure inhabitée dont il sortait à la nuit tombée, à tâtons, faute d'électricité, guidé par la lampe-torche de son téléphone portable, n'était plus que le triste témoignage d'un passé qui lui restait pourtant si cher.
Et cependant, s'en détacher lui paraissait insurmontable.
Il prenait conscience que jamais ce lien ne s'était distendu, malgré l'éloignement, malgré la brouille avec son père qui les avait séparés. Il le revoyait soudain, le tenant par la main, lui le petit garçon, marchant sous les cyprès, lui racontant l'histoire du capitaine de Thiel, soldat de l'Empire, blessé à Eylau. Il avait un don d'enjolivement, servi par une voix puissante et grave, qui le fascinait. On entendait pendant son récit le grondement des chevaux sur la plaine et le fracas des sabres.
La terre qui vous a vu naître, aux senteurs d'humus après la pluie et de chèvrefeuille en fleurs accroché aux volets de la chambre d'enfant, vous attend, paisible, tout au long d'une vie tumultueuse. Elle a la patience des mères, elle est matrice et refuge pour les fils, auprès d'elle qui ne vieillit jamais dans les souvenirs. Elle a la compassion des pères, sûrs du retour de l'enfant prodigue. 
C'est pourquoi il s'était tant attardé dans la maison, se laissant envahir par la nuit qui l'avait plongée dans l'obscurité. Il y était resté de longues heures, d'abord dans sa chambre du second étage d'où l'on apercevait l'étang et les bois de Dormécourt. Elle était telle qu'il l'avait quittée, il y a bientôt 30 ans, lorsqu'il partit pour l'université. Sa mère avait veillé jusqu'au bout à la faire entretenir comme s'il devait y revenir le lendemain. Puis dans le parc sur lequel ouvrait le grand salon, objet de tous les soins de son père durant des décennies. Il s'était assis sous les tilleuls, dans la balancelle désormais rouillée, aux coussins délavés : l'après-midi avait été maussade, venteux et frais; le soleil n'avait percé sous les nuages que peu de temps, mais il avait néanmoins bien passé là deux heures. Le bassin aux carpes, vide et envahi par la végétation, l'allée de cyprès, le grand hêtre au tronc désormais enserré par les lierres, les paons ensauvagés, qu'on entendait crier au loin, l'envol des colverts dans leur bruyant froissement d'ailes qui rejoignaient l'étang des Maries, tout cela l'avait fait frissonner, l'avait emporté vers ces horizons dépassés de l'enfance qui ressurgissent lorsque l'on revient sur ces chers lieux de mémoire de longue date inaperçus.
La porte-fenêtre à petits carreaux du salon avait battu plusieurs fois dans l'après-midi, reproduisant ce bruit qu'il réentendait souvent dans ses rêves, à 1000 km de là, lorsqu'ils le ramenaient à Clouzons-Thiel. Cette porte que son frère et lui claquaient lorsqu'ils rentraient de l'école pour foncer au jardin, faisant hurler la fidèle Armelle, qui avait charge de les surveiller. Il s'était assoupi un long moment, comme apaisé de se sentir en ce lieu protecteur, auquel l'attachait tant de souvenirs heureux. Puis, au réveil, il avait été ressaisi par l'angoisse. La propriété était à l'abandon depuis qu'Armand, leur fermier et régisseur était mort, il y a trois ans. Il y avait consacré sa vie, lui qui était aussi né là, à la ferme des Auresles, dont on devinait les toits depuis la terrasse Sud, entre de hautes haies. Et Armelle, sa sœur aussi.
Il avait maintenu, jusqu'à l'extrême limite de ses forces, le rythme des saisons et des travaux que "Monsieur Paul" avait imprimé à Clouzons-Thiel, perpétuant la tradition gentilhommière de ses père et grand-père, et au-delà, de leurs aïeux depuis 2 siècles. On semait le blé avant la Saint-Léon, début novembre, on vidait l'étang en décembre, on faisait une coupe blanche de parcelle dans le bois de Dormecourt en janvier, replantée l'année suivante. Le vaste potager d'Armand, maintenant livré aux mauvaises herbes, fournissait dès avril en abondance; les vergers aux arbres morts pour certains, au tronc recouvert de lichen pour d'autres, apportaient, de mai à octobre, leurs récoltes successives de cerises, de pêches, de poires Passe-Crassane et de pommes.
Les roues de sa voiture crissèrent sur le gravillon de la cour, il était presque minuit à l'horloge du tableau de bord quand Jérôme reprit la route pour Bordeaux. Il n'y serait qu'au petit matin. Il s'engagea, au bout de l'allée qui conduisait au domaine, sur le CD 312, traversa les bois de Dormécourt. Une nappe de brouillard recouvrait la chaussée, quand il entra dans Septimont, désert à cette heure. La route longe le cimetière où reposent, dans le caveau familial, Paul et Mathilde, ses parents, puis le Revantin qu'on franchit par le pont-vieux. 
Les images défilaient dans sa tête, accumulées durant la journée; il se sentait imprégné des odeurs familières que recelait l'intérieur de la grande maison, de cire et d'humidité mêlées, de linge parfumé de lavande dans la grande armoire de la salle à manger qu'il avait ouverte, où étaient encore soigneusement rangées les grandes nappes blanches brodées que sa mère faisait mettre les dimanche sur la table du déjeuner par Armelle.
Il roulait bien depuis deux heures au moins lorsqu'il parvint à la bifurcation vers l'entrée d'autoroute, au péage de Chatellerault-sud. Il stoppa l'auto sur le bas-côté de la route. Il était 2h10. Il décida de faire demi-tour et de rentrer à Clouzons-Thiel. Il y serait avant l'aube, attendrait le lever du jour au café de la Poste de Septimont, appellerait EDF dès 9h pour faire rétablir le courant.
Il enverrait sa lettre de démission

par mail, dans la matinée au cabinet de consultant international dont il était l'un des dirigeants.
A 61 ans, "monsieur Jérôme", Jérôme de Thiel, se décidait soudain de se substituer au partner & associate director..."

Copyright Michel Vialatte - septembre 2016 - Tous droits réservés

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