J’avais poussé la porte d’une boutique de vêtements pour enfants, à la Chaussée d’Antin, à la recherche de petites robes de fête pour l’anniversaire de mes filles. C’était un jour de grande chaleur sur Paris, en ce mois de septembre 2023 ; peut-être 32 ou 33 degrés à midi, sur les boulevards qui m’y avaient conduit, bondés de touristes et de piétons à la recherche du moindre recoin d’ombre. 
Le magasin était au fond d’une cour, bordé de grandes jardinières qui y mettaient une touche de verdure fleurie et de fraîcheur, ainsi que de vitrines exposant des modèles de robes et de petits costumes de mariage et d’anniversaire pour fillettes et garçonnets.
La boutique était un univers de rose bonbon et de blanc, fait d’étalages inouïs de centaines de vêtements serrés les uns contre les autres sur leurs cintres, en rang d’oignon, laissant au visiteur de minuscules passages où déambuler, bras serrés le long du corps. 
Une vendeuse vint me proposer son aide, qui extirpa de cet improbable fatras différents articles que je déclinai les uns après les autres, ne correspondant pas à ce qui m’avait été commandé. 
Elle était guidée dans ses recherches, dans le choix des étoffes et des tailles par la patronne, femme blonde d’une soixantaine d’années, qui, depuis la caisse, prêtant de loin l’œil et l’oreille à mes demandes, intervenait d’une voix forte : « Oui c’est du 24 mois mais je l’ai déjà vendue pour des enfants plus jeunes, allez-y ! ». On finit donc par trouver ce que je cherchais et je me dirigeai vers la caisse, y retrouvant là une très vieille dame que j’avais vu fureter, vibrionnant à proximité de moi dans les allées encombrées de cet antre. Elle était voutée, le visage d’octogénaire fripé comme une vieille pomme, au demeurant coquette et au regard intense.
Alors que j’attendais en témoignant un peu d’impatience le retour de la patronne présumée, sortie quelques minutes et qui tardait à revenir, celle-ci m’entreprit : « Vous avez tout ce qu’il vous faut monsieur ? Je tiens ce magasin depuis bien longtemps vous savez. Ma mère était couturière. Oh, pas patronne, monsieur, simple employée, dans un atelier de couture à la Madeleine où elle m’emmenait souvent. C’est là que j’ai appris la couture moi aussi et pris goût aux beaux vêtements. La clientèle était bourgeoise, de femmes aisées avec lesquelles ma mère avait noué au fil des ans des relations cordiales et de confiance. Je me souviendrai toute ma vie qu’un jour, l’une d’entre elles dit devant moi à ma mère de lui réaliser des travaux de couture car elle quittait bientôt Paris pour s’installer à Vichy, où elle et son mari venaient d’acquérir une maison. Ma mère s’en montra surprise, connaissant la dame, assez mondaine, et lui dit qu’il eût mieux valu pour eux acheter sur la Côte d’Azur ou à Deauville, que Vichy était un ville de curistes, sans doute un peu triste et trop paisible. Mais la femme lui répondit : détrompez-vous, on a dit à mon mari que bientôt le Tout Paris y sera. C’était en 1938, j’avais 6 ans et je me souviens de l’anecdote comme si c’était hier. Vous vous rendez compte monsieur : 1938 ! Un an avant l’arrivée effective à Vichy, pour y trouver refuge, du maréchal Pétain et de son régime. Vous en déduisez quoi Monsieur ? » Et, ne me laissant pas le temps de répondre, elle poursuivit « Eh bien qu’un an avant la débâcle et la déroute de l’armée française, ceux qui nous gouvernaient avaient déjà prévu le probable désastre, de sortir un vieux maréchal de sa retraite et décidé du lieu où se replier…Voilà qui en dit long sur leur manque de détermination à se battre, sur leur renoncement, sur tout ce qu’ils devaient savoir de notre impréparation à faire face à l’invasion allemande et de l’incapacité de nos généraux ! ».
La caissière revint enfin (elle était en réalité la fille de la vieille dame : à elles 2 cent-cinquante ans). Je payai, saluai puis poussai la porte, m’engageant dans le couloir conduisant dans la cour, encore suivi de la très vieille femme me répétant : « 1938, monsieur, 1938 ! Vous vous rendez compte !  1938 ! ».
L’histoire me trotta dans la tête sur le chemin du retour. Je devais être le dix-millième client auquel la vieille dame avait dû ainsi raconter l’histoire, spontanément, au fil des décennies qui ont suivi la débâcle de mai-juin 1940, l’arrivée des allemands à Paris et la fuite de ce qui restait des institutions et de nos hommes politiques à Vichy. Elle était une survivante de cette période si troublée.
Elle n’avait aucune raison d’affabuler et le récit de cette conversation entre la bourgeoise et l’humble couturière, datant d’il y a plus de 80 ans, n’était manifestement fondé sur aucune arrière-pensée commerciale de quelque nature que ce soit. Bien au contraire : la plupart de celles et ceux auxquels elle devait la raconter à l’identique ignoraient tout depuis bien longtemps des événements de 1939-1940 et devaient même, me dis-je, s’agacer d’avoir à subir cette petite obsession mémorielle de l’antique commerçante, jugée parfaitement saugrenue par eux venant acheter pour le petit le costume qui lui fera singer son père au mariage de tante Aurélie. 
Alors, puisqu’elle ne pouvait avoir inventé cette histoire, qui l’avait habitée toute sa vie, je me décidai à transcrire l’anecdote entendue dans la boutique.
De grands historiens, français mais aussi anglo-saxons, ont effectué des travaux immenses de recherche et d’analyse sur cette période tragique de l’histoire de France, compulsé les archives, lu des centaines de mémoires et recueilli des milliers de témoignages : mais ce témoignage-là, comment auraient-ils pu y accéder ? Seule une petite fille assise près de sa mère dans un atelier de couture de la Madeleine l’avait mémorisé et en avait perpétué le souvenir au fil des ans, sans que jamais sans doute, l’un des papas ou des mamans venus dans la boutique de la Chaussée d’Antin ne se soit avéré être un spécialiste de cette période de l’histoire de France, en mesure de prêter une oreille attentive.
Existe-t-il des preuves, quelque part, dans des archives politiques ou administratives, de l’anticipation, en 1938, d’une raclée magistrale de notre armée et d’une fuite préparée hors d’un Paris envahi par l’ennemi ? Identifiant Vichy comme le lieu de refuge d’un pouvoir dévasté dont eût subsisté quelques lambeaux ? Des historiens de la période les ont-ils identifiées ? Ont-ils écrit des pages d’analyse sur ce qui serait la démonstration manifeste et honteuse de la démission collective d’une élite, derrière les portes capitonnées de bureaux de ministères, que révélerait cela ? D’un renoncement né d’une perte de confiance dans la capacité de notre armée et de ses chefs, l’œil fixement rivé sur la ligne Maginot, à résister à l’invasion allemande ?
Peut-être. J’ai beaucoup lu sur la période mais n’en ai pas gardé le souvenir. Un banal achat de père de famille m’a cette semaine conduit sur les chemins de l’Histoire… et de les réemprunter. 
Quand la petite histoire, au hasard de rencontres, vous invite à rejoindre la grande…
  
 

Retour à l'accueil