La foule était immense, populeuse, massée sur la corniche de Moulay Abdallah, proche d'El Jadida, venue assister au réputé concours de fantasias et, qui, dans l'attente du début du spectacle, déambulait sur le front de mer. Les galopades effrénées des pur-sang arabes magnifiquement harnachés, chevauchés par leurs cavaliers en armes, réunissaient dans une sorte d'arène des milliers de spectateurs fascinés par ces parades venues du fonds des âges et témoignant de la superbe comme de la bravoure d'hommes aguerris, montant leurs chevaux avec panache. 

Nous arrivâmes par les coulisses du champ de courses, longeant d'abord les tentes berbères dressées là pour une semaine face à l'océan, où les familles des cavaliers y reconstituaient pour eux la vie dans les plaines qu'ils avaient quittées quelques jours. On devinait à l'intérieur, au seul regard porté sur les seuils, qui laissaient entrevoir des tapis de laine et des théières posées sur de petite tables pliantes en bois de thuya, l'ambiance qui devait y régner le soir, au retour des parades et des courses.
Puis, nous empruntâmes un chemin longeant sur l'arrière le stadium destiné au spectacle, jonché des mille détritus laissés au sol par les badauds, autour duquel de misérables petits abris de fortunes hébergeaient les centaines de malheureux, de crève-la-faim, de petites mains venues tenter de gagner quelques dirhams en services et tâches les plus diverses : palefreniers, porteurs de ballots de foin et paille pour les litières, porteurs d'eau, vendeurs à la sauvette de cigarettes, de mouchoirs en papier, de petits jouets pour enfants, diseuses de bonne aventure, etc.
On enjambait des groupes assis là à même le sol, d'hommes ou de femmes, d'évidence miséreux. Un tuyau d'eau potable, tiré depuis un point d'approvisionnement municipal, leur donnait le peu dont ils avaient besoin pour boire et faire quelques ablutions. Des sanitaires sordides, une sorte de bloc de béton cubique et glauque construit sans doute avec le stadium, servait d'utilité à tout ce petit monde  comme aux badauds venus voir le spectacle. 
Cet inévitable point de rencontre était un endroit pestilentiel et sordide. On y accédait côté femmes par une sorte de pente douce bétonnée, où coulait un ruissellement d'eaux sales et puantes, dans une odeur qui prenait à la gorge.
Accroupie au bord de cette fange, une jeune femme à l'allure de souillon disgraciée, un foulard poussiéreux sur la tête, dans une longue robe maculée de tâches de toutes sortes, semblait en contrôler l'entrée. Elle regardait furtivement  les femmes y pénétrant, avec un air de sauvageonne. Elle fut vite rejointe par une autre jeune femme, de visage à peine plus attirant, rondouillarde, habillée d'une djellabah noire, qui vint au vu et au su de tous lui donner un baiser sur la bouche et se tenir près d'elle, s'asseyant sur le bord de cette rampe toute humide des eaux souillées s'échappant du lieu d'aisance.
Toutes deux semblèrent donner des ordres à quelqu'un se trouvant à l'intérieur de l'édicule. C'est alors qu'on en vit sortir une petite fille de 7 à 8 ans, pieds nus, sorte de Cosette de Moulay Abdallah, tenant un tuyau d'arrosage affecté au nettoyage sommaire du cloaque; puis, soudain, une troisième femme, tout aussi sale, dans une robe à fleurs d'un multicolore délavé mais qui laissait apercevoir de grandes et belles jambes; elle était d'une beauté rare celle-là, grande et fine, au visage rayonnant d'un sourire mis en valeur par des lèvres charnues et des yeux d'un noir-geai, cherchant à fixer les regards qui se tournaient soudain vers elle. Apparition insensée, inattendue. Elle surplombait les passants depuis ce petit promontoire répugnant qu'il fallait gravir par la rampe pour aller satisfaire aux contraintes imposées par le corps humain.
Sans doute appartenait-elle aussi à cette humanité périphérique et touchante du grand festival de Fantasias annuel et vendait-elle son corps à quelques cavaliers les soirs, au retour de leurs cavalcades, se laissant chevaucher par eux à son tour, fougueuse et vive comme leurs pur-sang...

Copyright Michel Vialatte - Juillet 2018 - Tous droits réservés

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